Personnages – Jeanne Montigny

La rédemption

Jeanne est la fille de Caroline, elle est le pivot de la fratrie qui comprend aussi quatre garçons aux tempéraments très différents. Elle a deux frères aînés : Georges,  raisonnable et bon élève, qui intégrera polytechnique et Emile, rebelle qui ne sera jamais bachelier. Elle a aussi deux frères cadets, Henri au caractère ombrageux et Ernest, le favori de leur mère.

Jeanne est le personnage central de la troisième partie du roman. Née à Paris, elle grandit à Soissons avant de tomber amoureuse d’Octave Fournier, son cousin issu de germain. Jeanne Montigny est la mère de mon arrière-grand-mère, Yvonne Raffignon, et je possède de nombreuses photos d’elle. J’avais toujours entendu dire, dans la famille, qu’elle avait été abandonnée en rase campagne par son mari. Il était temps de creuser cette histoire !
Elle est l’une des premières femmes à divorcer (26 août 1884) au moment de la loi Naquet qui rétablit le divorce (27 juillet 1884) et se remarie avec Gustave Raffignon en 1886.

Avant leur mariage, en juillet 1881, désireux de vivre tranquillement son amour avec Jeanne, femme mariée avec un autre, et Stephen qui n’est pas son fils, Gustave demande à être nommé en Algérie. Il part avec entrain remplir la mission qui lui a été confiée : améliorer l’exploitation des immenses forêts d’Algérie tout en préservant de bons rapports avec le peuple local. Les forêts procurent en effet aux populations rurales du bois de chauffe ou de cuisine, du matériau pour l’artisanat mais aussi des espaces de pâturage pour le bétail et des enclaves de culture. Ces usages, selon l’administration forestière, ne pouvaient perdurer qu’au détriment de la forêt dont l’exploitation devait être rationalisée.

Gustave Raffignon a pour mission de mettre bon ordre dans les usages avec l’appui d’une législation qui risque de générer des conflits importants. Très chrétien et très pédagogue, il entend bien prendre le temps nécessaire pour faire comprendre aux populations le bien-fondé de sa démarche plutôt que d’imposer ces réformes brutalement, ce qui ne manquerait pas d’engendrer des tensions ou de mauvaises réactions bien légitimes. Je n’ai aucune information sur leur séjour en Algérie mais je me suis inspirée, pour ce chapitre, d’un autre voyageur présent là-bas en même temps qu’eux : Guy de Maupassant.

Lettres fictives de Jeanne à Caroline, inspirées des écrits de Maupassant :

« Chère maman,
Nous voici arrivés à Sétif qui, je suis désolée de te l’apprendre, est une ville très laide ! C’est pourtant bien ici que nous resterons pendant les 18 prochains mois. Notre maison, heureusement, est agréable, grande, toute blanche, presque vide mais cela ne me dérange pas, bien au contraire, j’aime l’espace et les bibelots ne me manquent pas. Dans le jardin, un palmier nous fait une grand ombre fort bienvenue car il règne ici une chaleur accablante. Stephen ne semble pas trop en souffrir mais Gustave et moi avons parfois du mal à reprendre notre souffle. Mais je saute les étapes ! Je dois te raconter notre voyage, qui s’est très bien passé. Marseille, où le bateau nous attendais, est une ville étonnante, que l’on pourrait presque confondre avec Alger maintenant que je connais les deux villes. Les odeurs très mélangées et les physionomies y sont presque semblables ! On ne se rend guère en Afrique en été, il y avait fort peu de monde à bord. Nous avons dîné avec un colonel, un ingénieur, un médecin et deux couples dont l’un venait de Paris. Les hommes ont longuement parlé de l’administration de l’Algérie et mon cher Gustave a exposé avec talent ses idées pour améliorer l’exploitation et surtout, la conservation des immenses forêts de ce pays.

Deux jours entiers plus tard, Alger fit enfin son apparition, et quelle apparition !
Une longue terrasse longe le port, soutenue par des arcades élégantes. Au-dessus de cette terrasse, s’élèvent les grands hôtels Européens et le quartier français, surmonté lui-même de la ville arabe, amoncellements de petites maisons blanches, bizarres, enchevêtrées les unes dans les autres. Stephen était très impatient de débarquer, et nous aussi. Je sais maintenant ce que représente un « bain de foule », partout grouille une population stupéfiante. Toutes les races sont ici mêmes, noirs, arabes, blancs. Nous sommes assaillis par fourmilière de cireurs de bottes, des enfants qui nous encerclent et nous harcèlent comme des mouches, cabriolants et hardis, nous tutoyant en français, nous insultant en arabe. Je n’aurais pas aimé vivre cette expérience sans Gustave mais je ne pense pas que ces indigènes soient bien méchants.

Une fois nos malles récupérées, nous avons pris le train. La chaleur est intolérable. Tout objet en métal devient impossible à toucher, même dans le wagon. L’eau des gourdes brûle la bouche et l’air qui s’engouffre par la portière semble soufflée par la gueule d’un four. A mi-chemin, le thermomètre d’une gare d’étape indique plus de 49 degrés à l’ombre, je ne savais même pas que de telles températures pouvaient être atteintes sur notre planète. Je termine cette lettre sous les cris et les aboiements des meutes de chiens jaunes, errants et affamés, qui sortent à la nuit tombée pour tenter de trouver quelque pitance. Donnez-moi vite de tes nouvelles, chère maman, afin que je sache que tu es en bonne santé ainsi que mes chers frères qui me manquent malgré l’excitation de cette aventure. Stephen t’embrasse fort et Gustave te transmet son meilleur souvenir.
Jeanne. »

 

« Ma chère maman,
Nous avons vécu une grande frayeur. Peu de temps après notre arrivée, les arabes ont mis le feu à l’un des plus grands massifs forestiers du pays, dont une grande partie est sous la responsabilité de Gustave. Pour que tu comprennes bien le déroulement des évènements, je dois t’expliquer que les différentes parties de cette forêt gigantesque sont confiées à des arabes qui doivent la protéger des incendies. L’administration n’avait pas prévu que ces vigies forestières puissent s’attaquer au bien précieux dont elles avaient la garde ! Et c’est pourtant ce qui se passa. Le 26 août, une conspiration contre la politique forestière fut organisée et les arabes allumèrent l’incendie partout à la fois.

Une nuée opaque, lourde, presque noire à son pied s’avança vers nous. Puis on sentit une odeur de bois brûlé. Gustave sauta en selle et partit en reconnaissance., au galop et en jurant proprement. C’était de la fumée en effet. Il entra dans des demi-ténèbres suffocantes et me raconta qu’on ne voyait plus rien à cent mètres devant soi. L’incendie, comme un flot, marchait sur une largeur incalculable. Il rasait le pays, avançait sans cesse et très vite. Pareils à des torches, les grands arbres brûlaient lentement, agitant de hauts panaches de feu, tandis que la courte flamme des taillis galopait en avant. Gustave passa la nuit entière à la lisière de la forêt embrasée et vit de ses propres yeux le feu jaillir sur huit points différents au milieu des bois, à 10 kilomètres de toute habitation. Il en aurait pleuré. Un tel gâchis était une catastrophe pour la colonie bien sûr, mais c’est la forêt qu’il pleurait. La forêt meurtrie, suppliciée par les hommes incapables de s’entendre pour sa conservation. De Bône à Bougie, deux cent mille hectares de magnifiques forêts de chênes-liège qui faisaient la richesse de la province de Constantine ont brûlé. Mon cher Gustave est très désemparé.

Le ramadan, ce carême mahométan, vient de débuter. Pendant 30 jours, les hommes, les femmes, les enfants à partir de 15 ans environ demeurent le jour entier sans manger ni boire ni fumer, depuis l’heure matinale où le soleil apparaît jusqu’à l’heure où l’œil ne distingue plus un fil blanc d’un fil rouge. Ces deux moments sont marqués par un coup de canon français qui a le mérite de donner le même instant à tous pour rompre le jeûne. Dans ce carême, il n’est point de dispense, personne d’ailleurs, n’oserait en demander. Tout le jour, ces malheureux méditent, l’estomac tiraillé, regardant passer les colons qui mangent, boivent et fument devant eux, pouvez-vous l’imaginer ? Il me semble, à la vue de ce spectacle désolant, que les barbares dont on parle tant et à toute occasion en France, ce sont pourtant bien les français ! Les indigènes d’Algérie sont brutaux et sales, il est vrai, mais ils sont chez eux et leurs coutumes, héritées des siècles passés, nous sont incompréhensibles mais non moins respectables.

Nos usages détonnent sur ce sol. Des fautes grossières sont commises contre la sagesse et l’assimilation. Tout ce que nous faisons semble un contresens à ce pays, à la terre elle-même. J’ai vu, hier, un bal se tenir en plein air comme à Neuilly : on y retrouvait tout ce que nous connaissons à Paris, les boutiques de pain d’épice, les stands de tir, la loterie, les quadrilles. Derrière la palissade où l’on payait pour entrer, des centaines d’arabes, couchés sous la lune, immobiles dans leurs longues chemises blanches, écoutaient gravement les refrains des chahuts sautés par les Français. Il est donc facile de comprendre quelle furieuse exaltation peut résulter de ce choc culturel, mêlé à cette dure pratique religieuse. Certains arabes disent même que tuer un colon pendant le ramadan mène droit au ciel ! Quand Gustave me répéta ceci, je voulus rentrer, bien entendu. Mais Stephen se plait beaucoup ici et Gustave ne renoncera pas à sa mission si facilement. »

« Rien de plus drôle que la vaisselle arabe. Gustave, lors d’un séjour dans le sud, a été reçu par un riche caïd. Sa tente était ornée de tentures, de coussins admirables et de tapis merveilleux ; mais quand il fut question de boire le café, son serviteur apporta un vieux plateau de tôle supportant des tasses ébréchées, fêlées, hideuses, qui semblaient achetées à quelques bazar des boulevards extérieurs de Paris. Le café avait été préparé dans une cafetière en plomb, déformée et bossue. Leur cuisine se compose quelques plats seulement, toujours les mêmes, dont l’ordre ne varie point. On présente d’abord le mouton rôti en plein air. Un homme l’apporte tout entier sur son épaule au bout d’une perche qui a servi de broche. Gustave a été saisi, je crois, par la vision de la silhouette de la bête écorchée. Elle se profilait sur le ciel rouge d’une façon sinistre et burlesque, tenue par un personnage sévère et drapé de blanc qui faisait songer à quelque exécution du moyen âge.

Apparaît ensuite invariablement une espèce de potage aux vermicelle, jus jaunâtre où le piment l’emporte souvent sur le mélange d’abricots secs et de dattes pilées. Stephen n’y a goûté qu’une seule fois mais sa mine nous fit tant rire que nous ne pouvons y repenser sans rire à nouveau. Le repas se termine par le kous-kous, et, quelque fois, on apporte encore de petits gâteaux au miel, feuilletés, qui sont fort bons et qui trouvèrent, cette fois, grâce aux yeux de votre petit-fils sans trop de surprise.

La mission de Gustave s’avère plus ardue qu’il ne l’avait prévu. L’Algérie est formée de régions très diverses, habitées par des populations très différentes. Il faut une connaissance approfondie de chaque contrée pour prétendre la régir, car chacune a besoin de lois, de règlements, de dispositions et de précautions totalement opposées. Or le gouvernement, d’après Gustave, ignore fatalement et absolument toutes ces questions de détails et de mœurs. Il ne peut donc que s’en rapporter aux administrateurs qui le représentent, le plus souvent les ratés de toutes les professions, jeunes gens paresseux ou recommandés – dont Octave aurait pu faire partie s’il en avait eu l’idée – et qui se retrouvent à administrer cinquante ou cent mille hommes.

On a tenté, pour remédier à ce déplorable état de choses, de créer une école d’administration où les principes élémentaires indispensables pour conduire ce pays seraient inculqués à une classe de jeunes gens. Gustave prétend que le favoritisme l’a emporté et trouve que le personnel des administrateurs est recruté de la plus singulière façon. Parfois, ici ou là, une homme cherche à s’instruire et à comprendre. Il lui faudrait 10 ans pour se mettre au courant, on le déplace au bout de 6 mois à l’autre extrémité du pays où il se remet aussitôt à administrer de la même façon qu’auparavant, confiant dans son commencement d’expérience, appliquant à de nouvelles populations, radicalement différentes, les mêmes règlements et les mêmes procédés. Je crains que la bonne volonté de mon excellent Gustave ne soit mise à rude épreuve, il passe beaucoup de temps sur le terrain et trop de temps, dit-il dans son bureau où les formalités administratives lui mangent une énergie qu’il aurait souhaité employer à d’autres démarches plus constructives.

Un autre sujet nous préoccupe grandement. La bonne entente entre les arabes et les européens ne pourra pas être faite dans les conditions actuelles qui nous paraissent déplorables. Un particulier quittant la France, vous le savez peut-être, se fait attribuer par tirage au sort une concession en Algérie par le bureau chargé de la répartition des terrains. Il trouve là-bas, dans un village indigène, toute une famille installée sur la concession qu’on lui a désignée et qui dorénavant lui appartient. Cette famille a défriché et aménagé ce domaine sur lequel elle a toujours vécu. Elle ne possède rien d’autre. Il l’expulse, elle part, résignée, puisque c’est la loi française. Il arrive aussi qu’on leur paye 40 francs l’hectare ce qui vaut au minimum 800 francs. Le chef de famille doit quitter les lieux sans rien dire avec son monde. Si ces pauvres gens, sans ressource désormais, gagnent le désert et deviennent des bandits, comment s’en étonner ? Parfois, l’arrivant, effrayé par la chaleur et l’aspect du pays, entre en pourparlers avec son prédécesseur qui devient son fermier. Et l’indigène, resté sur sa terre, envoie bon an mal an mille ou deux mille francs à l’Européen retourné en France. Cela équivaut à une concession de bureau de tabac. Gustave prédit qu’un jour, les arabes reprendront leurs terres sans crier gare en chassant les français, je ne sais qu’en penser, j’espère que nous serons partis ce jour-là…  »

Ils vivent un an et demi à Sétif et Gustave est déplacé à Sidi Bel Abbès, au sud d’Oran, malgré sa demande d’être maintenu dans sa première mission. Quand, 18 mois plus tard, il est question de le déplacer à nouveau, Gustave demande son retour en France. Noté de façon très favorable par sa hiérarchie malgré ses prises de position tranchées, il est nommé inspecteur adjoint de la forêt de Tronçais, dans l’Allier.

Ce chapitre est supprimé dans la deuxième version du roman.

Personnage suivant : Adélaïde Raffignon